Il y avait eu beaucoup de soleil ce jour-là, et j’avais profité des grandes chaleurs de l’été pour dégnomer le jardin avant de rejoindre ma cousine Jolien à Londres. Il était évident que j’étais celle qui devait faire le déplacement puisque, contrairement à moi, Jolien n’était pas une sorcière. C’est un détail sans doute, mais je l’ai toujours sentie complexée par rapport à cela, et une certaine rivalité s’était d’ailleurs installée entre nous lorsque nous étions enfants. Heureusement, cela ne nous a pas empêchées de devenir de véritables amies, et je me faisais une joie à l’idée de la revoir enfin. Elle avait été très absorbée par son travail ces derniers temps, et moi par le mien, et nous nous étions un peu oubliées, si tant est que l’on puisse réellement oublier sa propre cousine.
Je me trouvais donc dans une allée très fréquentée du côté moldu de la ville, et j’affrontais le regard déplacé de quelques passants qui devaient probablement trouver ma tenue trop extravagante. Je concède que, assurément, je n’aurais pas dû garder les mèches bleues que j’avais fièrement arborées toute la journée, mais ce détail m’avait totalement échappé, et je ne pouvais régler le problème en public. Mais peu m’importait, à vrai dire ; je brûlais juste de retrouver Jolien.
Enfin, la belle arriva, sa crinière noire en bataille, son appareil sous un bras et une foule de papiers sous l’autre. Je me proposai pour l’aider, et nous marchâmes jusqu’à un petit café qu’elle affectionnait plus que de raison.
[…]
Nous nous faisions désormais face et dégustions tranquillement nos boissons respectives sans prêter attention à la foule conséquente de piétons. J’aimais toujours redécouvrir Londres, mais j’aimais plus encore la partager avec la photographe. Jolien était une jeune femme passionnante à l’œil aiguisé, nous avions toujours beaucoup à nous raconter et je ne perdais jamais une miette de ses histoires, toutes plus intéressantes les unes que les autres. Pourtant, je savais que la raison de ce rendez-vous n’était pas innocente, et je m’impatientais en l’écoutant : je voulais qu’elle me parle du type qui était à la source de l’entrevue puisque, j’en étais certaine, c’était bien d’un homme dont elle voulait réellement m’entretenir.
Je l’interrogeai donc. D’un an mon aîné, il se prénommait Arthur et, fait cocasse, était également un sorcier. La surprise qui se marqua sur mon visage ne fut que de courte durée : rien d’étonnant en ce que la jeune femme recherche chez un soupirant ce qu’elle n’avait pas trouvé chez elle-même mais avait tant envié à mes parents, ma sœur et moi. Je ne doutais pas que sa vie ne manque pas de piquant sans cela, mais j’étais néanmoins satisfaite pour elle, quoiqu’un peu stupéfaite par l’idée saugrenue qu’elle avait de sortir le grand jeu en le présentant à toute la famille en même temps – je n’avais moi-même jamais rien fait de similaire. Nous aurions rendez-vous chez
Grandma et
Grandpa pour un repas convivial en compagnie de sa trouvaille. Curieuse, j’acceptai.
Ceci nous mène au jour d’aujourd’hui. J’étais tranquillement en train de cuisiner en faisant des glissades sur le parquet quand papa vint m’interrompre, une guitare plaquée contre son ventre, persuadé de faire des merveilles. «
Tu ne sais pas jouer », fis-je remarquer, non sans rire de ses piteux exploits. Enfin, il mit la main à la pâte et m’aida avec le dessert, dont j’avais été chargée et qui avait en partie coulé sur mes chaussettes. C’était ma spécialité, les desserts.
Grandma prétend que c’est parce qu’il s’agit là de mon unique alimentation. Elle n’a pas tout à fait raison. J’aime aussi beaucoup le jus de citrouille et les bièraubeurres et la tarte aux framboises, mais ceci est une autre histoire.
Le dessert enfourné, papa et moi trouvâmes un jeu idiot qui consistait à s’envoyer des cookies au vol tels des frisbees et à les rattraper avec les dents. Autant dire que, si nous nous amusions bien, la plupart des biscuits finissaient déchiquetés sur le sol qu’avait auparavant soigneusement nettoyé tante Mila. Il fallut l’arrivée de
Grandpa qui nous sermonna comme deux enfants pour que nous consentîmes enfin à nous calmer.
Je faisais donc désormais les cent pas à la recherche des miettes perdues, pendant que de délicieuses odeurs gonflaient soigneusement leurs arômes dans la cuisine. Plus de miettes en vue, le repas soigneusement préparé sans l’aide de la magie, la maison soignée, je n’avais plus d’utilité en ce bas-monde, raison qui me poussa à regagner, à l’étage, ma chambre. Si petite qu’eût été la chaumière de mes grands-parents, nous y avions tous toujours eu notre propre chambre, ce qui, au vu du temps que j’y avais passé et y passais encore souvent, n’était pas sans me contenter.
Moins d’une heure plus tard, j’entendis une voiture s’arrêter sur le petit sentier peu fréquenté qui menait face au jardin. Il ne passait que très peu d’engins à roulettes par ici, et je ne doutais pas qu’il s’agissait là de la Juliette et de son Roméo. Assise face à mon miroir, je remplaçai ma chevelure longue et rousse par un carré des plus sombres. Puisqu’il fallait accueillir un nouveau membre dans la famille, j’avais décidé de l’impressionner en lui donnant l’impression d’arriver dans un cercle de clones, puisqu’avec nos iris verts et nos peaux blanches, nous nous ressemblions tous énormément. J’avais hérité la teinte olive de mes iris de papa. Maman avait aussi les yeux émeraude, mais j’aimais néanmoins affirmer que c’est de papa dont je les tenais, puisque maman m’avait légué ses aspects changeants et sa capillarité fauve. Que cela soit vrai ou non, j’emportais ainsi quotidiennement avec moi un peu de chacun d’eux, et cela me satisfaisait. Mais ce soir, puisque tonton Alan, papa et mes trois cousins avaient les cheveux noirs, je voulais me sentir un peu plus de la famille qu’à mon habitude : nous irions donc de concert ! Je n’étais bien sûr pas peu fière de mon idée, je la trouvais d’autant plus excellente que Daniel, le frère aîné de Jolien, avait trouvé mauvaise mon idée de prendre l’apparence de sa cadette.
Au rez-de-chaussée, des voix se faisaient entendre, il était temps que je joigne la mienne aux festivités, pour faire profiter à cet inconnu du très célèbre et très chaleureux accueil Enatari.
Je descendis donc les marches à toute vitesse, manquant de ne pas me réceptionner correctement à l’arrivée, et m’arrêtai juste face à la porte, où toute ma petite famille s’affairait déjà. M’élevant sur la pointe des pieds, je ne fis qu’entrapercevoir le visage du jeune homme qui, à ma grande déception, portait des lunettes pour protéger ses petites mirettes du vilain Phébus. Comme il posait ses yeux sur moi, je lui fis un signe de la main et le saluai de loin avait de retourner la cuisine, dont je revins quelques minutes plus tard, une fourchette oubliée dans mon poing serré. Dans la pièce boisée, les discussions allaient bon train et, enfin, j’aperçus le visage du nouveau venu. Stoppée net dans mon mouvement, j’en lâchai mon arme de cuisine qui tinta jusqu’à gésir, inerte, sur le plancher. Je connaissais ce garçon, mais il ne s’appelait pas Arthur. Incrédule, je le considérai, les pupilles écarquillés, sans bouger. Il avait changé, ses traits s’étaient creusés et son visage avait gagné en maturité, mais j’étais certaine de le reconnaître. J’aurais dû comprendre, quand Jolien m’avait parlé d’un jeune anglais d’environ mon âge, que ne jamais en avoir entendu parler avait quelque chose de suspect. La communauté sorcière n’est pas vraiment conséquente, et tous les jeunes sorciers de l’île passent par Poudlard. J’aurais dû comprendre que quelque chose était anormal. Comment avais-je pu être si…
innocente ? Je n’en revenais pas mais, par chance, à part lui peut-être, personne, ne semblait s’intéresser à moi. Sans chercher plus loin, j’ouvris ma main et le couvert quitta le sol pour rallier mes doigts qui se refermèrent sur lui. C’était un petit truc que j’avais appris lors de ma formation d’auror, et j’aimais tant m’en servir que je le faisais maintenant parfois sans en avoir vraiment conscience. Mais en ce moment, ce n’était pas cela qui me préoccupait.
Figée par ce que j’avais devant les yeux, j’hésitais entre mettre directement cet intrus hors de la maison ou moi-même m’en aller. Je m’étais toujours bien entendue avec Romain – puisqu’il s’appelait Romain – lorsque nous étions à Poudlard, nous avions même été amis, mais le mensonge faisait partie des choses que je ne digérais que difficilement. Et en l’occurrence, le mensonge était d’envergue.
Finalement, je repris mes esprits et rejoignit à nouveau la cuisine, où je me fis plus ou moins oublier jusqu’à l’heure du repas. À plusieurs reprises, le regard de Jolien avait croisé le mien et m’avait sommé de venir. Elle m’en voulait, et je le savais, de mon impolitesse, mais elle n’aurait pas plus apprécié que je fasse un scandale.
[…]
Le repas était servi et les plats fumaient sur la table. Face à moi, ma cousine continuait à me lancer des œillades terribles que j’esquivais en tentant de focaliser mon attention sur mes aliments. Garder la tête baissée ne me ressemblait pas, et je savais papa inquiet et tante Mila suspicieuse, mais je ne voulais pas affronter les prunelles de l’imposteur qui se tenait aux côtés de ma cousine. Il était si proche que j’aurais aisément pu piquer mon couteau dans sa main, mais cette envie-là devait être contenue. Pour l’instant, du moins.
Oncle Alan le questionnait, il voulait tout savoir de sa vie qui n’était qu’un affreux tissu d’inventions. Certains éléments étaient vrais, bien sûr, mais pas les principaux. C’est pourquoi, n’y tenant plus, je pris finalement la parole en français, puisque Romain – appelons-le par son vrai prénom – était à moitié Français. Il y avait longtemps que je n’avais plus parlé la langue de maman et, à coup sûr, mon phrasé était imprécis, mais au moins, je savais que personne d’autre, si ce n’est peut-être papa, n’y entendrait goutte. Au moins, on ne pourrait pas me reprocher de faire un esclandre qui alarmerait la sensibilité de ma très chère tante qui, à l’autre bout de la table, entortillait ses cheveux blonds autour de son index fin. Après l’avoir évité pendant plus d’une heure, je plantai donc finalement mes pupilles dans les siennes :
« Et quoi, tu n’as pas cru bon de me prévenir ? »
Prenant une voix garçonne, je continuai dans une fausse imitation :
« Oh, salut Elada, je vais débarquer dans ta famille en faisant semblant que je suis quelqu’un d’autre, tu crois que tu pourrais jouer le jeu ? »
À défaut de transpercer sa paluche de l’objet affûté que je tenais dans la mienne, j’enfonçai celui-ci à la verticale dans la viande en sauce qui baignait au milieu de mon assiette.
« Au moins, ça aurait évité la surprise ! Ou bien tu as pensé que c’était un détail inutile ? »
Un regard circulaire. Tous, y compris le petit Noam, me dévisageaient sans comprendre ce qui me valait m’exprimer d’une voix si dure et, qui plus est, en français. Les cachoteries n’étaient pas dans mes habitudes, et la rudesse pas dans mon caractère. J’avais conscience d’en avoir probablement trop fait, mais la chose était désormais lancée, autant ne pas l’arrêter en si bon chemin. Et puisque Romain m’avait mis dans une situation délicate, c’est à lui que revenait d’égayer et d’éclaircir la situation, s’il en était toutefois capable.