Londres, 2030.

La baguette de Laïla toucha les briques rouges du mur derrière le Chaudron Baveur comme si elle l'avait fait hier. Il y avait  un peu plus qu'un an que la jeune femme n'avait pas mit les pieds sur le Chemin de traverse, mais elle sentait comme si elle ne s'était pas absentée plus d'une heure. Revenue dans un lieu connu, toutes ses expériences à l'étranger semblèrent s'éloigner dans un monde presque imaginaire, comme si elles n'avaient été qu'un rêve. C'est presque ironique, commenta-t-elle en y pensant; elle avait décidé de partir afin de revenir nouvelle et voilà que toute sa mémoire la remettait à la case de départ.  L'ombre de la déception s'imposait à grande vitesse jusqu'à ce qu'elle aperçut sa réflexion dans une vitrine: ses cheveux avaient allongé, sa figure s'était amincie, son teint était presque basané et ses traits étaient plus définis. Ces changements physiques la rappelèrent à l'ordre et elle rit de sa propre bêtise.


« Simplement pour quelques jours, vous dîtes? Vous ne souhaitez pas obtenir un poste un peu plus permanent? »

« Je sais que c'est plus facile pour vous de planifier à long terme, mais je ne sais si je veux rester dans le pays. Je suis simplement incapable de ne pas travailler en attendant. Si vous vous inquiétez au sujet du salaire, je suis même prête à travailler bénévolement. J'ai besoin d'occuper mes mains et ma tête. »

Depuis son retour à la capitale Britannique, la jeune femme n'avait pas encore eu le courage de reprendre contact avec ses anciens amis; pendant de longs mois, elle avait coupé tous les ponts et n'avait pas pris la peine de garder ses proches au courant de ses aventures. Quelques remords se nourrissaient de sa conscience et elle hésitait à se rapprocher de ceux qu'elle avait abandonnés. C'est ainsi qu'elle s'est vite retrouvée à tourner en rond et à tanguer vers un état d'esprit plutôt maussade. La voilà maintenant chez l'Apothicaire le plus connu de Londres pour pouvoir se changer les idées

« Ça m'est égal. Je préfère vous garder avec moi plutôt que de vous envoyer à un compétiteur. »

L'homme lui montra où tout se trouvait.

« Parfois les clients veulent des potions toutes faîtes; voici la liste des potions les plus demandées. Lorsqu'il n'y a personne, vous pouvez en créer pour prendre de l'avance. J'imagine que vous pouvez commencer maintenant, miss...?»

« Clennam. Et oui, aucun problème !  Merci ! »


Les cheveux attachés à l'aide d'un ruban et la tête par dessus une marmite écumante, Laïla s'amusait comme une enfant. Elle ajoutait des ingrédients non-précisés dans la recette originale et s'amusait à voir les différentes réactions inédites dans le liquide visqueux. Elle s'apprêtait à finaliser le tout en ajoutant trois quarts d'oranges (elle n'en mit qu'un seul) lorsque la clochette de la porte d'entrée tinta pour la première fois de la journée. Tout en se dirigeant vers le comptoir, elle commença à dérouler une manche de sa blouse.

« Que puis-je faire pour vous...»

Jacob.

<... aujourd'hui? »

Cinq ans? Six? Depuis combien de temps Laïla n'avait-elle vu ce visage? La dernière fois qu'elle l'avait aperçu ce devait être entre deux sortilèges, lors de la bataille de Noël 2022. Huit ans s'étaient écoulés depuis ce temps d'animosité et de mépris. De mépris, oui, parce que Laïla n'avait jamais haït Jacob, malgré... malgré tout. Elle avait parfois trouvé cela dommage qu'ils ne se soient pas connus davantage et pensait que, quoique ce soit encore tout-à-fait possible qu'ils ne soient pas devenus amis, les hostilités qui régnaient entre eux avaient été fabriquées par un contexte extérieur, qui, à la limite, s'était abattu sur eux sans qu'ils n'aient pu faire quoique ce soit. Nonobstant le fait qu'elle regrettait de ne pas avoir connu Jacob autrement, Laïla ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine méfiance s'emparer d'elle lorsqu'elle revit le jeune homme.

Il se ressemblait, en plus vieux, évidemment, avec les mêmes yeux verts qui semblaient toujours cacher quelque chose. Laïla se souvenait des longs après-midi l'hiver de ses quinze ans, passés à observer Matthias Hobbes et son compagnon en train d'étudier ou de faire les yeux doux à d'autres jeunes filles : le regard de la Serdaigle s'attardait parfois sur le profil de Jacob qui dégageait toujours quelque chose de mystérieux et d'inapprochable, d'inatteignable. Cette aura l'accompagnait toujours et Laïla s'apprêtait à l'entendre parler d'une manière énigmatique, comme il le faisait auparavant lorsqu'il ouvrit la bouche pour lui répondre.

« Bonjour, je voudrais compter sur votre discrétion la plus totale...»

Aucune remarque insidieuse? Quel vent de fraîcheur ! Laïla manqua de s'étouffer en l'entendant la vouvoyer. Lorsqu'ils étaient écoliers, le jeune Dragonneau n'accordait ce signe de déférence qu'à des gens qu'il respectait, comme ses amis ou ses professeurs. Un mélange d'effarement, de surprise et de stupeur produit une expression comique sur le visage de la jeune femme, Elle haussa légèrement les sourcils, fit paraître un sourire incertain au coin de sa bouche et termina de dérouler sa manche pour ensuite écouter son client.

« J'aurais besoin d'une potion tue-loup, s'il vous en reste.»

L'hésitation qui avait marqué le ton du jeune homme n'avait pas prévenu Laïla suffisamment. Elle sentit ses yeux s'écarquiller légèrement, quoiqu'elle essaya de se contenir dans la mesure du possible.

« Euh...»

Une odeur intense pénétra soudainement l'avant de la boutique et de bruyants spasmes liquides se firent entendre. Laïla sursauta, retourna la tête, puis regarda de nouveau son interlocuteur.

« Je reviens tout de suite! »

Elle courut rapidement vers la salle de préparation et s'horripila à la vue d'un liquide bleu qui débordait abondamment de la marmite sur le feu. Il ne fallut pas longtemps avant que les bottillons de la jeune femme soient complètement submergés par la substance visqueuse et c'est avec un certain désespoir qu'elle aperçut sa baguette reposant sur le comptoir bordant le mur à l'opposé de la salle. Avant de s'élancer intrépidement vers ce qui lui semblait être l'autre bout du monde, elle sortir sa tête du cadre de porte pour interpeller le visiteur.

« Nous n'avons pas de potion Tue-Loup déjà prête. Je vais devoir la faire sur place. Mais avant...»

Ça ne valait pas la peine de s'expliquer maintenant, il fallait remédier à la situation. Laïla abandonna Jacob dans l'entrée et plongea à la rescousse de sa baguette.